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"Mulhouse est un point de passage obligé pour tout passionné de chemin de fer."

 

Ancien conservateur et directeur de la Cité du Train, vous avez assisté à l’évolution de l’établissement jusqu’à votre départ à la retraite en 2012. Dans ce contexte, vous avez travaillé aux côtés des fondateurs du musée : Jean-Mathis Horrenberger et Michel Doerr. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Même si je n’ai pris mon poste qu’en 1990, mes liens avec le musée remontent à une période bien antérieure. Au début de ma carrière, j’ai travaillé pour La Vie du Rail, dont l’un des collaborateurs émérites était Michel Doerr, le premier directeur. Nous avons travaillé ensemble à la rédaction d’articles, ce qui m’a permis de fréquenter le Musée Français du Chemin de Fer dès l’ouverture de l’exposition temporaire de Mulhouse-Nord. 

C’est à l’industriel mulhousien Jean-Mathis Horrenberger que Mulhouse doit d’avoir aujourd’hui le musée ferroviaire national. D’autres municipalités avaient de légitimes prétentions à l’accueillir, telles Saint-Étienne, Compiègne ou Bordeaux, mais Mulhouse a montré davantage de détermination, ce qui fait d’autant plus sens étant donné son histoire industrielle. La constitution de la collection est quant à elle le fait de Michel Doerr. Personnage étonnant et détonnant à la personnalité incroyable, aux capacités de cœur énormes et à une approche remarquable de l’histoire du chemin de fer, il a toujours été plus sensible au côté esthétique qu’au côté technique, dans la lignée de l’ingénieur Alfred de Glehn, qui a toujours affirmé l’importance de la dimension esthétique d’une locomotive. Michel Doerr suivait les restaurations avec beaucoup d’intérêt, se déplaçait dans tous les ateliers, et avait l’oreille des experts SNCF. Constituer un musée du chemin de fer, il en avait conscience, ne consiste pas seulement à préserver et à présenter des locomotives quelles qu’elles soient. Il faut aussi aborder les autres aspects, en particulier la voie, la signalisation, les bâtiments des gares, les bibliothèques, etc. Michel Doerr a réussi à faire en sorte que ce musée soit exhaustif dans son approche du monde ferroviaire et constitue le plus beau musée ferroviaire d’Europe continentale. La Cité du Train d’aujourd’hui doit tout cela à Michel Doerr et Jean-Mathis Horrenberger … 

 

Vous avez écrit de nombreux articles sur le monde ferroviaire et êtes un spécialiste de la vapeur. Selon vous, que représente le musée de Mulhouse pour l’histoire du chemin de fer ?

Pour l’histoire du chemin de fer en France, la Cité du Train est le lieu idéal pour avoir une bonne appréciation des évolutions et innovations. Il faut se souvenir qu’en 1971, les locomotives à vapeur n’ont pas complètement disparu du paysage français, ce qui explique leur place dominante dans la collection des débuts. À l’époque où le musée s’est constitué, la locomotive à vapeur n’était en rien une antiquité : toute mon enfance, je ne voyais que cela ! Pour le jeune public d’aujourd’hui, c’est loin d’être le cas … Au fil du temps, le musée a su trouver un équilibre entre les modes de traction, et il semble évident que le public souhaitant avoir une belle vue d’ensemble sur l’évolution du monde ferroviaire trouvera son bonheur à Mulhouse.

Tour de Mulhouse, mai 1995

Les circulations de trains à vapeur sont l’un des temps forts du Musée Français du Chemin de Fer. Jean-Marc Combe figure à gauche sur cette image, prise en gare de Mulhouse-Dornach en 1995. Fonds Cité du Train

En effet, le musée retrace une aventure humaine, technique et esthétique, et s’adresse autant aux passionnés qu’à des familles. Selon vous, comment procéder pour être accessible à chacun ?

Mulhouse est un point de passage obligé pour tout passionné de chemin de fer, dont la fidélisation passe par l’organisation d’expositions thématiques ou l’arrivée de nouveaux matériels dans la collection. Mais le grand public constitue l’essentiel de la fréquentation de la Cité du Train. Il a besoin de voir de belles locomotives, surtout pour les jeunes qui n’ont pas connu cela, de belles voitures-voyageurs, très liées à l’imaginaire sociologique autour du train. La place de ces voitures est tout à fait importante puisqu’elle permet d’aborder l’évolution des arts décoratifs, depuis l’Art Nouveau et l’Art Déco jusqu’au style des années 50 – la PR2 de De Gaulle conservée au musée en est un bel exemple. 

Le grand public est aussi en attente d’animations en tout genre. Nous avions commencé à le faire de mon temps : je me souviens de journées théâtre lors desquelles j’ai joué le rôle d’Alfred de Glehn, avec de grandes moustaches et un chapeau haut-de-forme, vous imaginez un peu ! Et cela marchait terriblement bien. L’organisation d’évènements, que ce soit un tour en locotracteur, un quiz ou une animation nocturne, est devenu un aspect essentiel du travail muséographique d’aujourd’hui

 

Les idées d’hier rejoignent celles d’aujourd’hui, et les archives du musée montrent que dès 1971, il y a une vraie richesse en matière de programmation culturelle. Un évènement particulier vous a-t-il marqué ?

L’exposition d’Héron d’Alexandrie à la centrale nucléaire de Fessenheim, très historique et très technique, constituait la première sortie du domaine du ferroviaire. Cela avait permis aux visiteurs de comprendre qu’une centrale nucléaire n’est pas autre chose qu’une machine à vapeur. À la fin de ma carrière, l’exposition sur le centenaire des locomotives Pacific nous a permis d’essayer, à partir d’une muséographie originale, de sortir du ghetto technique et d’aborder l’histoire d’une machine sous l’angle littéraire, esthétique, liés aux idéaux d’une époque … Faut-il pour autant abandonner les expositions techniques ? Non, mais je pense qu’elles peuvent être subtilement mêlées à quelque chose susceptible de plaire au grand public. En procédant ainsi, les gens peuvent emmagasiner quelques connaissances techniques tout en passant un moment agréable.

Exposition centenaire Pacific (2008)

En 2008, le musée organise une exposition consacrée au centenaire des locomotives Pacific.
Fonds Cité du Train

Du Musée Français du Chemin de Fer à la Cité du Train – Patrimoine SNCF, vous avez participé à l’entrée de l’institution dans le XXIe siècle. À l’époque, que représentait ce passage ? Comment se traduisait-il au quotidien ?

Ce passage d’un siècle à l’autre a correspondu à une période difficile en termes de fréquentation. Il y a eu, à partir du début des années 1990, une chute à la fois notable et inquiétante. J’ai connu le musée à une période où il fallait faire la queue pour rentrer, une période où il fallait s’armer de patience pour déjeuner au restaurant … On s’est beaucoup questionné sur les raisons de cette chute. Certes, les conditions socio-économiques des années 1990 n’étaient plus celles des Trente Glorieuses, mais ce motif n’était pas suffisant. Il y a eu un changement dans les mentalités et dans l’approche des musées. Le tournant s’amorce dès le début des années 1970 avec la mise en place des écomusées, un tout autre concept où le grand public peut être donateur et participer à la vie de l’établissement. Un deuxième phénomène concerne le développement rapide et considérable des parcs de loisirs. 

Le bâtiment du Parcours Spectacle, avec sa muséographie particulière, participe de ce phénomène général qui consiste à chercher des solutions originales pour remotiver la fréquentation et se détacher de l’image trop technique qui était associée au Musée Français du Chemin de Fer. L’exposition des années 1990, aussi superbe soit-elle, n’était pas autre chose qu’un cimetière de luxe dans lequel on se satisfaisait de présenter des engins mis dans un certain ordre. Avoir un bon aperçu de l’évolution du matériel ferroviaire au cours du temps ne suffisait plus, il fallait ajouter quelque chose. Pour la Cité du Train, cela s’est traduit par la construction de ce nouveau bâtiment scénarisé. On a choisi un certain nombre de matériels emblématiques, qui allaient nous permettre d’installer des animations sonores intéressantes : la voiture PR1 avec la célèbre anecdote sur le président Deschanel, la locomotive 241 avec un extrait de La bête humaine, etc. 

Je pense que le tournant des deux siècles, pour tous les musées, a été non seulement une période difficile mais aussi une période de remise en cause fondamentale qui permet de comprendre ce qui se passe aujourd’hui. À mon sens, le musée tel qu’on pouvait se le représenter il y a encore quarante ou cinquante ans n’existe plus. Mais ce n’est pas parce que ce modèle est révolu qu’il faut négliger le noyau dur, qui restera toujours les collections. Au fond, ce débat est intéressant et important : qu’est-ce qu’un musée ? Est-ce un établissement à pure vocation culturelle sans se soucier des bénéfices commerciaux, ou est-ce un commerce comme un autre ? Ou alors, est-ce un subtil mélange des deux, mais dans quelles proportions ? Ce débat nécessite un dialogue permanent entre personnes de sensibilités différentes. De ce point de vue, la Cité du Train s’en sort très bien : j’ai été, par exemple, séduit par la récente série d’affiches, qui joue sur un côté rétro tout en intégrant les techniques d’aujourd’hui. Je me souviens avoir vu cette affiche en allant prendre le train, et ç’a été une surprise très agréable !

 

Pour conclure, avez-vous un souvenir ou une anecdote à partager ?

Des anecdotes, il y en a plein … Je parlerai volontiers, pour boucler la boucle, du personnage extraordinaire qu’était Michel Doerr. Je me souviendrai toujours d’une visite chez l’architecte Pierre-Yves Schoen, avant la construction du musée définitif. Les yeux pleins d’étoiles, Michel Doerr était en train de placer méticuleusement des petites locomotives sur une maquette du futur site. Il avait cette richesse de cœur incroyable et cette connaissance pléthorique du monde ferroviaire. Il tenait le musée à bout de bras. C’est vraiment quelqu’un qui m’a marqué et qui, à sa façon, a beaucoup compté dans ma vie. 

Pierre-Yves Schoen (à gauche) et Michel Doerr (au centre), s.d., Collection Cité du Train

Pierre-Yves Schoen (à gauche) et Michel Doerr (au centre), s.d., Fonds Cité du Train